Il s’appelait Lefort. Qui
n’a jamais ressenti cette impression de connaître des gens depuis leur plus
tendre enfance alors que plus de trente ans vous séparent ce qui était notre
cas, pour mon ami disparu dans ses 80 ans, cet homme solitaire que tout le
village détestait parce qu’il évitait le monde ne fréquentant qu’une poignée d’amis,
tous étrangers au pays de Caux.
- Magloire-Lefort ? Un type formidable ?
Alors ce n’est pas celui que vous cherchez, non. Mais un Malgoire tout court à
la ferme des Lefort, je connais. Faites
attention à son chien, aussi amitieux que lui !
Mais, si ce Lefort était le Malgoire que vous chercheriez,
il semblerait que le vieux n’a pas toute sa tête, certains estimant qu’il est plus
que frappé. S’il dit bonjour en passant à l’épicerie ? Pour ça oui,
Monsieur on ne peut pas dire. Mais pas plus, en entrant et en en sortant, pas un
malpoli, mais presque. Au bistrot, Monsieur, mais le voir au bistrot ? Toujours
bien habillé, pour ça oui, on ne peut pas dire, Monsieur, mais se mélanger à l’apéro
avec des paysans, vous n’y pensez pas, Monsieur ! Moi, je crois qu’il se
cache à la ferme des Lefort, et pourquoi pas ? Mais, allez savoir.
Notre villageois avait
envie de taper une bavette avec un étranger, ce jour, pour ça oui, Monsieur.
Dans notre petit village,
une pièce rapportée qui évite de causer n’est qu’un malappris. Pour d’autres
encore, les plus médisants et les imbéciles finis, toujours les mêmes, dans ce petit
terroir aux mille sorciers sa réputation de malséant portant le mauvais œil n’était
plus à faire, la preuve les vaches de son métayer dépérissent. Voila pourquoi
tous s’évitaient, Malgoire les villageois, les villageois Malgoire.
Pourtant, c’était mal
connaître le bonhomme et, lorsqu’il mourut après une longue maladie on
découvrit que cet homme, le plus exquis des hommes ne se consolait pas d’un deuil
douloureux. Voilà pourquoi il vivait reclus.
- Nous sommes des moins que rien pour lui, et Monsieur
fait son fier. Qu’il en crève de son enflure ! Le village se prononçait définitivement en toute
charité.
Sitôt dit, et comme si elle
avait humé les relents qui s’échappaient de toutes les cheminées du village, la
Mort rappela à elle cette enflure pour l’en débarrasser.
Incroyable que la mort
puisse un jour prendre plaisir à contenter son monde !
A présent que le père Malgoire
à peine refroidi continuait à emmerder tout son monde en prenant la place d’un
natif, les capacités du petit cimetière en limite de rupture, il intéresse
bougrement tout le village, et comme il ne peut plus faire de mal, nous
redonnerons son nom à mon ami qui connut une vie bien remplie aux ex-colonies
comme fonctionnaire d’autorité et qui, on ne peut en douter aura été aimé, au
moins par une personne comme tout homme en a le droit.
A son enterrement, nous
fûmes tous surpris, non pas de voir arriver un cartel de militaires en tenue, le
préfet et le sous-préfet en délégation, même le maire du village de son écharpe
tricolore ceint, non. Ce qui choqua tout le village fut un groupe d’une
cinquantaine de gens de couleur qui remplit la petite nef de l’église du
village pour suivre ensuite le cortège comme si tous faisaient partie de la
famille, les femmes en pleurs, les enfants remuants, normal, les
hommes avec le sourire comme s’ils accompagnaient un ami en promenade.
- Merde, alors. Et c’est quoi toute cette smala de noirs ! L’Afrique
en Normandie, ou quoi ? On n’est plus chez-nous !
Ce petit bon mot mis à
part, tous tinrent à accompagner le mort à sa dernière demeure, tant on s’ennuie
à mourir dans nos petits villages, un peu d’animation, de vie ne faisant de mal
à personne. Et tant pis si c’est pour un enterrement, une bonne occasion de se
fréquenter et un sérieux motif de boire
un coup à la santé du mort, évènement trop rare qui, à chaque fois satisfaisait le patron du bistrot
du village.
Après la messe, l’église
étant comble, le curé en profitant pour faire durer l’office par un long
serment sur la vie éternelle, et patin et couffin, le préfet fit un laïus en
toute simplicité pour dire son amitié, son respect ainsi que les liens
qui l’unissaient au défunt. Il fut sous ses ordres à l’armée, même. Par la
suite, de son vivant Ernest Magloire se révéla un grand administrateur des
Services de Santé en Afrique, maintes fois décoré. Puis, il poursuivit :
- A la mort de sa femme, Clara personne ne put le
retenir alors qu’il était pressenti pour devenir conseiller au Ministère de la
Santé de Côte d’Ivoire. Monsieur X…. Le Ministre, sachant les liens qui nous
unissaient me demanda d’intervenir. Peine perdue.
- Non, disait
mon ami Ernest, le ressort s’est brisé. Sans
Clara, à quoi bon ?
On apprit qu’Ernest, de
son vrai nom Magloire-Lefort fut un orphelin parisien confié aux Lefort, de bons paysans normands qui
l’adoptèrent. Peu connaissent de son histoire. Par discrétion, il interdit au
notaire de faire référence aux liens qui l’unissaient à ses parents adoptifs ni
de dire qu’il s’en était bien occupé jusqu’à leur mort.
- S’il rompit toute vie sociale dans votre village, on
doit le mettre sur le compte du décès de sa femme, nous en discutions encore ce
jour avec Monsieur Léandre de B., votre Maire mais, sachez qu’il s’investit totalement,
et jusqu’à sa fin en faveur d’orphelins de la Côte d’Ivoire, ce pays qu’il
affectionnait particulièrement, Clara étant ivoirienne d’origine.
A tous ses amis africains ici présents, je tiens à adresser
mes condoléances, et j’ai voulu dire à tous ma peine.
Incroyable pour les
villageois présents qu’un Préfet puisse pleurer un ami. Ca ne se peut pas. Non,
mais ! Après l’enterrement, et comme toujours, nos hommes s’en retournèrent
au bistrot du village pour bien montrer qu’ils revenaient à la vie en niant l’idée
même du trépas, un petit coup derrière le gosier pour communier une dernière
fois avec le mort.
Dès cet instant, l’emmerdeur
devenait le pauvre Ernest, un bon gars qu’on réintégrait à la vie locale par son
prénom et son nom pour l’évoquer avec tendresse et au présent de l’indicatif, comme
s’il était toujours vivant, devenant ainsi un des meilleurs bourgeois du village.
Et on entreprit de toujours bien en causer. Alors, il s’entendit, entre force
petites Côtes du Rhône :
- Merde alors. L’Ernest, on le prenait pour un richard fier et emmerdant
comme la pluie. Ben, dis donc le père Magloire, il nous en aura bouché un coin.
Pas croyable !
- Malgoire-Lefort, un bon gars. Et son enterrement ! C’était
beau. Je n’aurai pas fait le déplacement pour rien. Ouais ! Pour rien au
monde je n’aurais aimé rater le discours du Préfet. Un bon gars, que ce gars-là,
même que si le Préfet l’affirme, alors... Mais, tous ces noirs… Allez, patron,
sert la tournée, et à ta santé Ernest. Et à la bonne nôtre. Et à la vie, crénom
de nom !
- Et au prochain enterrement, fiston.
- Parle pas de malheur, hé papa ! Tu frôles les 80
berges.
Pensez-vous que le village
réfléchit sur ses jugements hâtifs après cet enterrement et qu’on y fit son mea
culpa ? Pas du tout, et pourquoi voulez-vous que la vie ne reprenne pas comme
avant et comme il en sera toujours ainsi, la médisance ne servant qu’à mieux se
sentir vivant comme il est de coutume après chaque enterrement car, sans les
ragots, avec quoi pourrait-on bien animer notre village pour le rendre plus
heureux ? Avec la télé le soir, chacun chez soi ? Surtout pas.
- Et si on jouait la tournée au Mata* ? lança Jeannot.
Le Mata : jeu de domino prisé en Normandie, à Dieppe tout au moins.
Le Mata : jeu de domino prisé en Normandie, à Dieppe tout au moins.
En remplacement d’un Ernest
Magloire disparu, on se chercha quelques chiants comme la pluie. Et, en Normandie, ce n’est
pas que la pluie soit pénible, quoique pour moins s’ennuyer dans le mauvais
temps on se dépêcha de se trouver un nouveau malappris, et ce fut le père Peinard
qui hérita de la charge d’Ernest laissée vacante, et pour cause.
Pour faire bonne mesure on
baptisa ours malséants deux autres, le père François et Mon Père, le nouveau
curé, seuls villageois adeptes de la Croix Bleue, plus trois malappris et leurs
suppléants tout aussi malséants.
Enfin, on avait retrouvé matière à
causer entre-nous. Et ça ne mangeait pas de pain. Tiens, ça tombe bien que les heureux élus ne soient pas au bistrot, ce jour. Pour tous les autres cons, les femmes exemptées
de par leur nature, je ne vous dis pas leur nombre, ce qui fait beaucoup pour
un petit hameau d’une centaine de feux. Beaucoup trop, quoique le village,
ragaillardi ne s’en trouva pas plus mal de sa médisance, et si l’Ernest l’avait supporté sans mal, notre patron de bistrot en aura bien bénéficié, lui-aussi en
comptant sa caisse le soir.
Mais, que nul ne dise haro
sur la médisance et sur la mort : les deux peuvent bien profiter à
beaucoup. Et si, en plus ça peut permettre
de se parler, voyez quelles participent toutes deux à la convivialité dans nos
petits villages de France et d’ailleurs.
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