lundi 25 mars 2013

Moktar à la vendange*...


Ou les vendanges en ces années 70… Ou encore, Monsieur mon beau père. J’ai hésité. Qui était le héros de cette historiette ? Ou encore… Yaya ! 

Moktar, donc sera le héros de cette histoire avec Jean, le viticulteur, et Yaya et toute la colle, et même le tracteur. Un Ford 3000 (pub gratuite… la vérité nous oblige à cela).

Mon beau-père aimait Chirac. Le seul ministre de l’agriculture valable à ses yeux. Bonnet ? Il avait dit que les viticulteurs du midi ne produisaient que de la bibine. Effectivement, on récoltait par tous temps, qu’il pleuve ou non. La vendange n’était pas assez mûre avec trop de cépages gros producteurs de raisin et d’hybrides.
Mais, Bonnet avait raison et permis les progrès actuels de la viticulture.

Jean Louvel, viticulteur de Côtes du Rhône avait des conceptions bien particulières :
-Beau-père, annoncez le tonnage récolté matin et après midi !
-Mais, cela ne regarde que moi. Pas même la famille. Ni vous !
Effectivement, pour Jean, le viticulteur, il y avait :
-Moi d’abord, ensuite ma famille, puis vous, mon gendre, et après, tous les autres, les étrangers.
-Beau-père, annoncez les chiffres ! La colle les dépassera tous les jours. C’est bon pour vous.
-Si vous croyez !
Effectivement, cela marchait comme je l’avais prédit. On battait des records de production.

Le beau père avait de drôles d'idées pour faire marcher sa colle : les arabes, à droite du chemin du tracteur, les espagnols et les étudiants de l’autre. Tiens, vous aussi remarquez l'étrangeté de cette distribution malheureuse selon les continents ? Pourquoi les européens à gauche des africains ? C’est une position aberrante. En contradiction avec… Mais, à quoi ?

Et donc, dès le premier quart d’heure, on voyait bien toute la colle déséquilibrée : tu aurais dit un funambule, prêt à tomber de son fil, corps tordu, ou un oiseau blessé à l’aile.
La gauche avait pris un retard impressionnant, comme d’habitude en France.

Mais, mon ami Yaya, le porteur droitier aurait dû s’inquiéter de l’avance droitière qui pouvait aussi être cause du retard de la gauche… Comprenez-vous ? 
Dans la vie, on s'inquiète trop souvent des retards. Pas assez des avances ! Quoiqu'il en soit, il faut dire que je n’ai jamais vu un vendangeur  travailler aussi vite que Yaya, porteur-coupeur.

Et donc, Yaya commençait à se plaindre : trop d’avance nuisait à l'équilibre de son monde. Il avait beau donner un coup de main à l'aile gauche, rien n'y faisait. Et puis, les gentils étudiants faisaient du gringue aux belles et jeunes étudiantes et ceci expliquait aussi celà !
C’était le Tourmalet : Yaya, malheureux meneur de la colle, largement en tête, suivi des algériens, à droite, avec leurs 50 mètres d’avance sur les espagnols, à leur gauche. Quant aux français, en queue de peloton, complètement largués, dépassés. Et les écarts se creusaient trop rapidement au fil du temps.
La colle devenait ingérable, les déplacements du tracteur ne pouvaient compenser le merdier.

-Beau-père, j’organise la colle ! Yaya, déplaceras le tracteur. Bien. Tu prends la raie près du tracteur, à gauche. Porteur-coupeur. Tu contrôles, tu aides partout. 
De droite à gauche : Espagne-France-Algérie et on recommence. Obligation d’assistance. La colle avance d’un même pas. Patron de la colle, Yaya… Tu surveilles : pas de drague ! Pas pendant la récolte. Au repos, d’accord. Merci ! 
-Beau père… C’est bon ?
-Pas d’accord !
-Qu’est-ce que tu dis, Moktar ?
-C’est pas de jeu. Même en Algérie, un arabe n’obéit pas à un autre arabe. C’est pas bon !

Mon beau-père était estomaqué.
-Yaya est gentil mais, moi vivant je n’obéirai pas à un arabe. A toi, Jean et à Gilles, oui. Vous êtes français !
-Tu as fini de nous em…der ? Tu n’as rien à dire. C’est moi qui commande ici. Tu fais ce qu’on te dit.
-Non, Jeannot !
-Et puis, tu me tutoies maintenant? Je m’appelle Monsieur Louvel, pour toi. Compris?
-Ben oui, compris. Je dis vous à Monsieur Yaya. Monsieur Yaya ! Toi, Jean, je t’aime bien mais tu n’es plus rien ! C’est Yaya qui commande. C'est le Patron. Pas toi, Jeannot.

Et pendant cet échange surréaliste, la colle était à l’arrêt, seuls les espagnols en retard linguistique sur les algériens (ça arrive, effectivement, pas souvent mais c’est ainsi), donc les espagnols qui ne comprenaient pas le français faisaient semblant de travailler.
-Moktar, tu fais ce qu’on te dit, tu ne m’appelles pas Jean… ou tu fous le camp.
Moktar se précipitait vers le patron, se jetait à ses pieds et disait, geignant :
-S’il ti pli, misié Jean. Ti mi renvoié pas moi l’Algérie…
-Tu as fini de faire l’imbécile. Allez, on reprend le boulot. Remplissez les comportes et les seaux. Allez, fissa-fissa !
Et beau-papa commençait à prendre des expressions de là-bas !

Et toute la colle rigolait. Et, tandis que Jean, s’installant sur le tracteur pour le conduire à la cave coopérative donnait ses ordres, on entendait hurler à la cantonade :
-Un quart d’heure de repos. Le patron est parti. Vous pouvez fumer.
Et toute le colle se tournait vers le tracteur pour voir l’effet produit, et Jean gueulait :
-C’est quoi cette m…de ! Non mais ! Tu vas nous em…der longtemps, Moktar !
-D’accord, patron. Juste tu tournes le dos…
Et à la colle, hurlant, les mains en porte-voix :
-Dès que Jeannot et son tracteur auront disparu, quart d’heure syndical ! D’accord, Yaya ?

Moktar était étudiant psychologue en Algérie et aimait venir faire les vendanges chez Jean. Un fameux boute-en-train. 
Il faut dire que Jean, le viticulteur, était inquiet tout le mois d’Août de savoir si son Moktar viendrait, Moktar, le seul à tutoyer et faire rire Jean, à plaisanter, à le chiner. Parfois, tu le voyais devant le tracteur quand Jean revenait à vide de la coopérative.
Tu l'aurais dit roi David dansant au retour de l’Arche d'Alliance à Jérusalem.
-Mais, t’as pas fini de faire le c.n. C'est pas possible ! Au travail !

-Dis, Jeannot, tu le manges le cochon, toi ?
-Et toi, le h’alouf… tu manges ?
-Comme dit l’adage algérien, Jean: « Tu veux manger cochon ? Obligé tu rester au gourbi ».
-Et ça veut dire quoi ?
-Jeannot, tu es intelligent. Parce que français. Si tu ne comprends pas, tu es arabe.
-Imbécile, va !
-Tu vois, tu commences à parler arabe. Imbécile est devenu arabe. Le mot le plus utilisé dans le langage courant en Algérie.
Et, à la cantonade :
-Li-li-li ! Mon Jeannot, tu deviens arabe, tu es mon frère !
-Non, mais, tu es impossible, Mocktar. Travaille. Je te paie pour ça. Pas pour faire le pitre.

Et parfois, de très loin, on entendait Mocktar hurler des :
-Jeannot Louvel, je t’aime…. J’ t’aime Jean ! Li-li-li-li !
Ou bien il chantait les louanges de Jean le gentil patron qu’il aimait de tout son cœur, qui lui donnerait beaucoup d'argent. Pour s'acheter une jolie femme dans le bled… Un hymne de louanges pour son Jeannot !
Et le beau-père disait :
-Je crois que Mocktar est fou !

Mais je sais que Jean et Moktar avaient grande joie à se rencontrer tous les ans et que les vendanges moktariennes étaient les seules vacances que Jean pouvait s’octroyer. Et les duettistes prenaient un tel plaisir que ce bonheur-là ravissait toute la colle.

De mon café des Cévennes au Vigan ce dimanche 24 mars, an de grâce 2013. Mais, qui a bien pu me raconter cette histoire ? L'ai-je vécue ? Moktar... on aimerait grandement te revoir !

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