samedi 31 août 2013

Le viager cévenol !*


J’ai longtemps cru, lorsque j’étais jeune, que le viager était un jardin, un verger...

...ou quelque chose de ce genre qui produisait des fruits parce que, dans notre rue, durant quelques mois au milieu des années 1950, il ne fut plus question que d'usufruit.
Ma mère, madame Bastide, Mesdames Charvieu, Fernandez, Garcia et toutes les commères (1) de la rue causaient à voix basse. En conspiratrices au sujet du viager d'Eliette. 
 (1) Commères pris dans le sens de même mère, il importait de le signaler. Ces dames ne se gênaient pas, toutes, de nous corriger ou nous récompenser. C'était le bon vieux temps de l'éducation partagée.

Monsieur Bastide ne voulait rien savoir de l'affaire, je crois, encore moins monsieur Charvieu, le taiseux. Quand à Monsieur Pelatan, il semblait au courant de rien, ou faisait semblant, ou ne savait rien puisque, veuf, il vivotait tranquille entre son pastis maison, l'apéro au bistrot et sa pétanque d'après-midi aux Châtaigniers. 


Il n'empêche : cette histoire d'importance mettait nos dames en joie et, tant qu’à causer, on fait de mal à personne, pas vrai ? Alors, pourquoi s'en priver ?

-Chè ! Ou chè ! (du kabyle : Bien fait ! Très bien fait). C’est ainsi que s'exprimait ma mère. Et les autres mamans semblaient comprendre le kabyle, puisqu'elle riaient aux larmes.

Il était une fois… oui, une fois car cette histoire commence comme celle de Cendrillon. Sachez, gentil lecteur que, dans les années 50, les femmes restaient à la maison occupées de leur maisonnée, toujours habillées en pauvresses, tablier sombre en uniforme. Point de manucure pour ces mains calleuses, dures au travail, pour ces dames ni coiffées, ni pomponnées. Ou, si rarement, sauf à l’occasion du dimanche.
Les hommes, n’étant pas en reste, travaillaient dur comme tout cévenol avec leurs deux métiers au moins et ne faisaient pas long feu.

Elever une famille à moins de 15 heures de travail par jour ? Impensable. Ou alors, il fallait rester célibataire, la honte pour tout homme du village car, ce qui faisait la fierté et la richesse d’un homme était d’établir sa maison. Et point de maison honnête sans une femme à demeure. Si en plus elle était sérieuse, travailleuse et économe et vous offrait une belle et nombreuse lignée alors, le bonheur était assuré.

La fierté de tout jeune homme, au sortir de l’école, était de prendre épouse, devenir bonnetier. Puis, tous se faisaient maçons après leur journée de travail, il le fallait bien. Ou boulanger et coupeur de bois pour alimenter le four à pain, monteur de murs en pierres sèches des traversiers, le dimanche, après le culte ou la messe, cultivant un potager et soignant son arpent de vigne et d’oliviers. 
Plus, de temps à autre, ramener une lièvre (2) chassée ou braconnée et quelque truite du ruisseau. Certains élevaient aussi un cochon.
(2) le lièvre est toujours féminin par ces contrées. C’est ainsi.

Les hommes trimaient dur. Mais les femmes, pas encore libérées par les robots domestiques, cuisinaient, lavaient, repassaient, nettoyaient, aidaient aux devoirs du soir, jardinaient, économisaient, soignaient les enfants et le mari du soir au matin, sans congé aucun et si peu de plaisir durant toute une vie. Alors, la rigolade et les sorties du samedi soir, le bal, les fêtes votives, il n’en était jamais question. Et l’on ne s’habillait que pour le culte ou la messe et, de temps à autre, pour les élections ou les démarches administratives.
Effectivement, avec cette vie d'enfer qui ne laissait aucun répit, l’aide de Dieu n’était point superflue. Dieu était fait pour les femmes. Le bistrot pour les hommes. C’était leur seul réconfort.

Voilà notre Eliette posée dans son décor ancien car, il est bon de rajouter que son manoeuvre-maçon avait eu l’idée saugrenue de mourir jeune, en excellente santé, et sa mort fut bel et bien constatée par le docteur Tessan avec le permis d’inhumer mentionnant : "mort naturelle". 
A moins de quarante ans, la nature a bon dos.

Alors, durant quelques années, Eliette se fit femme de peine chez de bonnes gens de la paroisse qui eurent pitié de sa misère. Et, tant bien que mal, elle vécu seule dans la grande maison que son mari lui avait léguée de ses ancêtres. Et peu d’argent.
On ne sut jamais pourquoi elle ne pensa à se remarier. Un oubli de sa part ? La faute à pas de chance ? Sa timidité maladive ? Pas assez d’hommes libres dans l'entourage de la Chapelle évangélique, des scrupules à séduire un homme marié ?
Personne ne sera jamais en mesure de nous éclairer là-dessus, mais c’est ainsi qu’elle vécu seule, à l’écart de tous.
Peut-être bien qu’à plus de 40 ans, Eliette se sentait trop vieille pour plaire aux hommes. A tout le moins, un seul aurait pu lui suffire. Mais c’était la volonté de Dieu.

Il est bon de savoir qu’à cette époque, pas si lointaine, les femmes vieillissaient bien plus vite qu’à nos jours et les hommes avaient la fâcheuse idée de s’en aller bien plus tôt. Non, non : pas en divorçant. On se supportait à cette époque, sans mot dire. On s’en allait tout simplement en mourant, jeune, dans la fleur de l’âge. Et les femmes s’en étaient accommodées tant bien que mal en survivant. Mal. Mais en vieillissant à petit feu, comme quand la braise couve encore et que nul n’arrive à raviver la flamme, faute de bois à brûler.
Et puis, même avec du bois sec, il aurait fallu un petit souffle pour rallumer la vie. Et je pense qu’Eliette avait donné sa part à la misère et, qu’entre un mari tout neuf et une vieille solitude, elle n’avait pas hésité.

Eliette s’était consumée doucement, à petit feu et se cassait tous les jours un peu plus. Qui aurait pu deviner si cette vieille avait pu être un jour jeune, belle, désirable, dansant au bal, ayant des amoureux ? Avait-elle été mariée ? Eu des enfants ? Personne ne la visitait et tous s’étaient accoutumés à sa solitude. Même elle.
Et, tous les deux jours, vers les onze heures trente, elle faisait son petit tour dans la rue. De l’épicier au boulanger, ici un quart de pain, là des lentilles au détail, une petite salade, son litre de lait et un fromage de chèvres. 

Et, toujours courbée, le regard au sol, marchant à pas feutrés, glissés, Eliette sortait, sauf les jours de pluie ou de grand vent du nord qui s’engouffrait dans cette rue en enfilade, telle petite souris qui s'étiolait.
Derrière la maison, elle avait un petit potager et un poulailler qu’elle avait cédés au fils de l’épicière contre la fourniture de légumes et d’œufs. Elle possédait encore un cerisier et un reine claudier pour ses confitures et, au fond du jardin, un figuier.

Le soir, à la cheminée, Eliette ouvrait sa Bible sur laquelle elle avait noté les dates de naissance d’elle, de son mari, de sa mort à lui, de leur baptême à tous deux, comme on faisait aux temps anciens en ce pays de raïols, les royaux. Alors, elle ouvrait le Livre saint au hasard, sur un passage, le méditait, puis restait de longues minutes à contempler le feu, son seul luxe.
Les raïols étaient ces parpaillots, ces protestants, ceux de la R.P.R (Religion Prétendue Réformée), ou les Gorges Noires. Raïol, de Royaux ! Parce que restés toujours fidèles au Roy de France. Surtout pendant la Fronde. Pour le remerciement qu’ils en obtinrent…

C’est ainsi que je l’entrevois aujourd’hui, la Eliette. Mais je n'avais que 11-12 ans en ces temps-là.
Et puis, à force de passer dans la rue toute cassée, toute envieillie et habillée en pauvresse, l’idée d’un viager germa dans l’esprit d’un notable qui avait une maison de rapport dans la rue. Il s’enquit discrètement auprès des voisins et on le vit traîner bien trop souvent, faisant ses emplettes dans les deux épiceries et la boulangerie. Mais, personne ne s’expliquait pourquoi un Monsieur bien mis pouvait traîner dans le quartier et saluer, bien poliment, les plus pauvres de la ville.

Un jour, tel un coup de tonnerre dans le ciel serein de notre petite rue tant encaissée et sombre, on vit une nouvelle Eliette. Une apparition. Etait-ce la même personne, sa jeune sœur ? Personne ne pouvait en croire ses yeux. Un miracle venait de s’opérer : la vieille avait rajeuni tout à coup, s’était redressée comme par miracle, ses lunettes avaient disparu. Son regard avait changé, sa coiffure et son visage aussi : Eliette avait peint ses lèvres d’un rose à lèvre qui la rendait jolie. Belle même. Et tous les hommes de la rue commençaient à la regarder. Et même les enfants...

Les mamans de ma rue se mirent à lui faire la gueule, à l’Eliette. Et on ne sut jamais pourquoi. Mais, quand Eliette alla se faire aimer dans une autre ville et disparut à l’horizon sans plus donner de nouvelles, toutes les femmes de ma rue se mirent en joie et commentèrent à qui mieux-mieux :
-Le viager ! Le viager d’Eliette !...

La plus en joie fut ma mère qui espérait que le viager qu’avait contracté Eliette durerait, mais durerait longtemps. Longtemps. Toute la vie même !
-Chè ! Ou chè !
-Pourquoi dis-tu que c’est bien fait, maman ?
-Parce qu’Eliette a réussi son coup. Il la croyait foutue, proche de la mort ! Tu as vu Eliette ?
J’avais vu Eliette. Son viager lui rapporterait longtemps.
Je crois que maman Fatima, et toutes les femmes de la rue du Pont, devaient ainsi se venger des misères subies, non ? Comme si Eliette avait gagné à la Loterie et les faisait rêver. Qu’en pensez-vous ? 

De mes Cévennes, le Dimanche 25 août de l’an de Grâce 2013. 

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