mercredi 15 janvier 2014

Sofia, gran Dama de Espagna*!


Elle s’appelait Sofia Castillo. (Entretien recueilli auprès d’Anne-Marie, 79 ans, la Nanny d’Alexander).

- Tu sais, Anne-Marie, que s’exprimer sur mon blog n’est pas anodin et que tu devras signer.
- C’est vrai qu’à mon âge, mon garçon... eh bien, tu m’apprendras à signer !
- Tu veux rendre hommage à une grande dame, c’est cela ?
- Oui. Une bonne personne que j’ai découverte et qui a fait un bien fou à ma vie. J’ai envie d’écrire sur elle quelque chose qui pourrait redire ce chant à la vie qu'elle était.
- Le genre d’écrit que tu te proposes est un des plus délicat : d’abord, parce que l’hommage ne se rend qu’aux vivants. Il te faudra parler de toi, de ta relation affective à cette dame. Tu comprends, et de bien nous faire saisir qu’elle demeure toujours vivante par-delà sa mort. C’est cela l’hommage.
- Oui. Je comprends que tu vas m’aider… à signer aussi.

- Je suis née espagnole en 34, à Ripoll, petite ville de Catalogne, une vraiment très, très mauvaise année pour tout enfant née républicaine parce que ses parents étaient légalistes. 
1939, à 4 ans et ½, j’arrivais en France, la pire des années pour se présenter à la frontière, avec papa, maman  et mon frère. Tu peux t’imaginer, Gilles, ces années-malheur ?
- Oui. Mais as-tu des souvenirs de ta ville natale ?
- Non. Si… de Ripoll, je n’avais que les souvenirs de mes parents qui en parlaient souvent, de notre maison laissée au pays, des jours heureux, avec cette impression d’avoir toujours vécu à Ripoll, ma ville, et que j’y reviendrai. J’avais endossé les souvenirs de mes parents, les chants de ma mère et puis…

- ... Notre accueil en France a été disons, mauvais. On ne peut comprendre cette réception sans considérer la masse énorme et l’afflux continuel de réfugiés que la France n’était pas en capacité d’absorber. 

Nous sommes arrivés démunis et longtemps le sommes demeurés. Il nous fallait survivre, tout recréer en cette période très difficile pour mes parents qui faisaient tout pour que mon frère et moi n’ayons jamais à en souffrir. 

Mon intégration en tant que fillette française d’origine espagnole, et j’insiste là-dessus, s’est bien passée à l’école primaire, et je me considérais au même titre que mes copines de classe, française. Mais, toute cette misère de la famille c’est bien plus tard que je l’ai ressentie et intégrée.
Peut-être qu’un jour, je te raconterai, si ça t’intéresse.
- Donc, Ripoll tu y es retournée. Non ? Et tes « souvenirs », si je puis dire étaient intacts ?
- Oui. En… comme, je te le disais si tu avais cette impression de n’avoir jamais quitté ta ville natale alors que tu n’y avais jamais remis les pieds et que tu ne pouvais avoir aucun souvenir.
Ma première visite pour l’Espagne  fut en 92 où j’y rencontrais des cousins, et j’avais alors 58 ans.

- J’ai rencontré Sofia à ma deuxième visite. Elle m’a été présentée par Madame le Maire de Ripoll dont je cherche le nom... Non, Je ne le retrouverai pas.
Sofia, professeur d’Histoire à Ripoll avait fait une thèse, éditée ensuite sur la Guerre civile dans ma ville, et qui fait référence. Tu peux comprendre tout l’intérêt que j’y portais.
- As-tu pu rencontrer ta famille restée en Espagne, à part tes cousins ?
- Attends, mais oui, et pas que des gens de ma famille. J’ai pu aussi revoir ma maison natale, actuellement habitée par un vieux monsieur qui nous a fait faire le tour du propriétaire et qui, voyant mon intérêt, m’a raconté plein d’anecdotes sur l’histoire de cette maison de la fin de la guerre à aujourd’hui. C’en était hallucinant cette maison d’avant la diaspora : j’aurais pu m’y déplacer les yeux fermés. Incroyable, ne trouves-tu pas ?
- Je comprends, Anne. 

- Quand tu retournes au pays natal, quel choc. Près de la frontière, avant d’arriver, bien avant même, oui et quelque chose se passe au creux de l’estomac dès que tu te sens l’Espagne. C’est à la fois délicieux et tendrement douloureux. Tu comprends ?
- Une sorte de douleur lancinante ?
- Oui, comme un coup de foudre, la toute première fois, qui ira s’atténuant mais que tu ressentiras toujours. C’est ton histoire d’amour avec ton pays d’origine, oui.

Tu te sens l'Espagne, et c'est intraduisible. Je te dis ça pour que tu comprennes que l’Espagne ne se conçoit qu’en rencontres, amitiés, et amours  toujours vécues en drames. En France, j’avais oublié le flamenco et toute cette beauté flamboyante du chant et de la danse. Et la violence du sang et de la mort des corridas. D’Espagne.

Dès que j’ai vu Sofia, nous sommes tombés dans les bras l’une de l’autre, comme deux parentes séparées depuis trop longtemps par une frontière, comme si je retrouvais la petite sœur que j’aurais tant aimée avoir et qui était restée au pays. Et elle a eu le même élan vers moi. 

Nous avons, ensemble, participé à beaucoup de réunions, rencontré énormément de gens. Lorsque je disais que j’étais née à Ripoll pendant la guerre d’Espagne, réfugiée en France gamine, toutes les portes se sont ouvertes. Fallait voir.
Une très vieille espagnole, restée au pays, me disait :
- Si vous avez souffert en France, imaginez ce que nous avons vécu ici. Il est vrai que l’Espagne était un devenu un pays extrêmement pauvre, à reconstruire suite à trop de destructions, trop de haines, de deuils, de ruptures familiales, d’émigration.

- Dès que l’Espagne s’ouvrit, vers 1975, mon amie s’investit dans la région de Toulouse, organisant chaque année une rencontre d’anciens réfugiés. Il faut savoir que beaucoup d’espagnols, apatrides parce que déchus de leur nationalité par Franco, se considéraient toujours espagnols et refusaient la naturalisation française dans le même temps qu’ils ne se voyaient pas retourner au pays pour ne pas être déçus ou pour éviter d’entrer dans des rancœurs d’histoires qu’ils avaient fuies à l’époque. Ou parce qu’ils avaient fondé leur famille en France.

- Pourquoi vouloir honorer ton amie, Anne-Marie ?
- Oh, tout bonnement parce qu’elle a été, jusqu’au bout, ce soleil militant de la dignité humaine qui se dépensait sans compter pour organiser des rencontres entre les espagnols des deux côtés des Pyrénées.
-C’était une grande d’Espagne bien vivante, avec un de ces amours pour le genre humain que tu ne peux pas savoir. Un amour, oui.
Elle avait un cancer du sein et croyait toujours en la vie, se battant pour elle et pour les autres. Quand son compagnon m’a annoncé sa mort, le 29 décembre 2013, une grande tristesse m’a envahie puis je l’ai revue, lorsqu’elle visitait mon petit coin de France qu’elle aimait particulièrement.
- Anna, le Vigan, c’est aussi beau que Rispoll, mais il te manque une rivière, et c’est dommage.
- Sofia, qu’est-ce que tu me chantes. J’habite auprès de l’Arre, regarde la rivière.
- Oui, mais nous avons deux rivières à Ripoll. Deux…

Oh, comme tout grand personnage, elle avait bien quelques petits travers. Par exemple celui d’apprécier la liqueur de Châtaignes des Cévennes qu’elle me demandait de lui rapporter à chacune de mes visites en Espagne, liqueur que j’achetais au petit restaurant-magasin du Cirque de Navacelles malheureusement remplacé par un grand machin moutonnier pour la tonte de nos visiteurs.

A chacune de ses visites, Sofia disait :
- Ton pays des Cévennes, c’est comme mon Espagne. Il est parfait ! Parfaitement, ma chère.
- Non ma chérie, parfait, le mot est inadapté. Beau, magnifique, merveilleux seraient…
- Anna, parfait est bien mieux, je trouve moi, que ce soit en français ou en espagnol.

Par cet entretien, je voulais remercier Sofia Castillo Garcia et son Angel de m’avoir fait aimer ma parfaite Espagne. Et surtout dire à tous que ma petite sœur de Catalogne reste toujours en nos cœurs.

- Comment pourrait-on signer cet entretien, Gilles ?
- Et si on signait : Anna-Maria Rascon Martinez de Maber Dama de Francia et Gilles, tout simplement ?
- Et si on y rattachait aussi l’Espagne, en hommage à Sofia, tout simplement ?
- Je crois bien qu’on peut ! Et qu’on doit.

Coordonnées du livre : « La Guerra Civil à Ripoll (1936-1939) » par Sofia Castillo Garcia et Olga Camps Fernandez – Mairie de Ripoll.

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