N’ayant pas
la télé et m’en portant bien, je ne
verrai pas l’émission sur les «Infiltrés» à Pôle Emploi, service que je ne connais pas. Mais, ce n’est
pas pour cela que je n’ai rien à en dire. Dans ce texte, je vous parlerai des situations d’urgence
dans le social.
Service
éducatif, précarité et chômage. Durant de nombreuses années, j’ai
travaillé dans un Service d’Action Educatif en Milieu Ouvert dans lequel la situation
d’une quarantaine d’enfants en difficulté m’était confiée. Pratiquement tous
les parents étaient sans emploi ou précaires.
A Pôle Emploi, on parle de 200 à 400 cas à
s’occuper par agent. Si on faisait le
rapprochement, mes 40 cas n’étaient rien. Détrompez-vous. C’est énorme lorsque
vous vous investissez.
J’étais l’éducateur
qui avait le plus de situations, les plus délicates, les cas ingérables parce
que je vivais seul, aimais mon travail, que j’ai une patience infinie et que je
m’estimais capable de reprendre toutes mesures éducatives ratées, étant pointu
dans l’abord des «chats sauvages» que l’on me confiait.
Pour
mes familles précarisées, j’étais le Bon-Dieu seul apte à les aider. Disons
que, par fierté personnelle et par connerie, il faut bien le dire, j’étais le
pompier de service qui parvenais toujours à aborder des jeunes souvent dégoutés
par tous instituteurs, professeurs et éducateurs de la terre. Et, travailler
les soirs et week-ends ne me gênait pas. Et cela m’empêchait de déprimer, ma
maîtresse Phonème ne me harcelant malheureusement pas trop.
De plus, la difficulté d’aborder des situations
ingérables, trouver l’argent pour faire manger les enfants, réfléchir comme un
joueur de dames ou de qui-perd-gagne, prévoir mes coups à l’avance… mettre en place mes piégeages, mes
cheminements gagnants à tous les coups pour aller à l’abordage de mes vilains
canards, tout dans mon travail me plaisait. Alors, quelle satisfaction de
réussir là ou tous avaient échoué avant moi.
Et, j'abordais mes
jeunes fuyant toute approche comme le portrait en photographie.
Vies
entre parenthèses: précarité à tous les étages. Tous les mômes, ados et
jeunes majeurs se trouvaient en grande difficulté familiale, scolaire, d’apprentissage, quelques uns délinquants et
toutes leurs familles en situation d’extrême précarité, tous sans perspective
d’avenir ou de se tirer du mauvais pas où la vie les avait déversés. Mes
missions étaient issues de signalements
d’Assistantes Sociales, ou de la demande d’un juge des enfants.
Lorsque
l’on ne se contente que de faire le suivi demandé, les entretiens sur
convocation des parents et de l’enfant, rédiger les rapports demandés par les services de tutelle,
la tâche est aisée. Mais, lorsque des enfants sont en danger moral et physique,
lorsqu’il n’y a plus rien dans la gamelle durant de longs jours sans pain dans
la famille, l’absentéisme scolaire passe en dernier plan…
L’urgence
dans le travail social en situation précaire. Dans ce cas, soit
l’éducateur déclare qu’il n’y a pas d’urgence dans le travail social… la plus
belle connerie que je n’ai jamais entendu, une ignominie, soit l’éducateur
déprime et n’arrive plus à bosser, soit il se démène comme un fou, tentant de
colmater les brèches… trouver de quoi manger, au moins pour ce soir… ne pas
remettre à demain.
Je
n’ai pas la prétention de parler pour ceux qui travaillent à Pôle Emploi.
Mais, si une équipe de journalistes infiltrés s’étaient trouvée dans mon
service… je pense que leur vision eut été faussée. En effet, parfois je
fonctionnais en faisant mon travail le mieux possible, soit je déprimais et
n’arrivais plus à écoper toute la misère du monde dont on m’avait chargé… avec
cette impossibilité de pouvoir en parler dans le service, sachant que j’étais
celui qui déprimait le moins et qui avait le plus de temps à consacrer à mes
jeunes, et parfois je réussissais là où les autres n’arrivaient à rien.
Et
toujours cette culpabilité et ce dégoût. Et, quand je regardais la
façon de fonctionner de certains collègues, j’étais dégouté. Parce que,
souvent, ils étaient mon propre miroir me renvoyant mes incapacités, mes
impossibilités, mes lâchetés, ma déprime. Mais on ne pouvait pas faire mieux,
sachant qu’on nous demandait de soigner la peste et le choléra avec des cachets
d’aspirine.
On
nous demandait de réaliser l’impossible. Que certains qui penseraient
que je me vante se rassurent. Je n’aime pas les faux modestes. Mais je ne vois
pas pourquoi je ne déclarerai pas, honnêtement, qui je suis. C’est ainsi. Et je
n’aime pas les vantards. Alors, devrai-je faire le faux modeste? Bon, si vous
voulez… ouais, je suis un bourricot, nul, incapable, bête comme mes pieds.
C’est ce que vous voulez entendre? Hein? Voilà, c’est fait.
Et
ras la casquette des fatigués qui m’en veulent de réussir là ou ils n’arrivent
pas.
-Oui, mais toi, tu es doué. Et puis tu es un
intellectuel Et tu sais aussi travailler de tes mains.
Quand
j’étais jeune, on m’appelait «mécanicien casse-tout».
Que tous
ceux qui me jalousent se mettent à démonter pour comprendre et mieux faire et
travailler autant que moi. Cela les rendra aussi doué que moi mais avec
quelques longueurs de retard. Sans me vanter. Et que les feignants qui croient
réussir sans se fouler se rassurent: pour être champion du monde, il faut
bosser et souffrir. S’il n’y avait que le pastis, la télé et la chasse dans la
vie pour réussir, cela se saurait.
En
tant qu’éducateur, nous sommes en permanence débordés, n’ayant ni suffisamment de temps ni les moyens pour gérer toutes les
situations, et c’est ainsi, alors j’étais obligé de laisser «dans la nature»
les cas qui demandaient, à mon sentiment le moins de travail, les situations
qui pouvaient se régler aisément,
laissant tomber les cas insolubles de certains adolescents qui pouvaient
bien se démerder seuls. Et puis, je n’avais pas d’alternative possible. Tout
baser sur la misère, aller à l’essentiel.
Par
exemple, le préadolescent en absentéisme scolaire dont le seul parent qui
en avait la charge était en train de mourir d’un cancer. Ou encore la mère de
famille perdue dans la campagne normande avec 3 enfants, sans aide,
complètement démunie, incapable de pourvoir gérer la situation, le garçon
refusant la classe, 8 mètres carrés de vitres cassées, plus d’eau à l’évier,
plus de quoi se laver, les toilettes bouchées, pas de machine à laver… En plein
hiver. Toute la famille en déprime grave sans perspectives de pouvoir un jour
s’en sortir… Et rien dans la gamelle.
Ou
encore le môme dont le père affectueux mais trop âgé, souvent
au bistrot, la mère partie qui vous téléphone, chez-vous pour savoir ce
que vous mangez ce midi. Et lui ne mangera peut-être que le soir…
Et
puis ce gosse de 11 ans déclaré débile moyen, sa
surdité n'ayant jamais été détectée par personne, des instituteurs aux médecins
scolaires ou de famille, aux parents, et aux éducateurs de milieu ouvert qui
m’ont précédé… Nom de Dieu, je dis qu’heureusement
qu’il m’a été confié. Une fois appareillé, il a pu se développer très
rapidement.
Et
puis encore, le jeune qui apprend que son père n’est pas son géniteur et puis… celui-là
qui découvre que son père entretient une autre famille et qu’il a deux autres
demi-frère et soeur. Et que cela les rend en colère.
Cet autre
pour lequel on se demande s’il n’y aurait pas eu d’attouchement d’un adulte… Et puis cet autre encore mutique, celui qui
vous dit qu’il préfère aller voir un film de guerre que de parler de son père
absent… Et tout à l’avenant.
Et puis
cette préadolescente avec qui vous avez monté un vélo, qui est heureuse de le
montrer à ses copines. Et le père, pour bien montrer qu’il aime sa fille donne
ce putain de vélo à sa gentille maîtresse. Merde encore à la vie…
Et, ainsi de
suite une série d’une trentaine de cas tous plus ingérables les uns que les
autres, et tout ce petit monde n’aime pas l’école, ni les flics, ni le curé, ni
les voisins…
Alors,
comment faire pour les 8 mètres carrés de vitres cassées en plein hiver?
Il fait froid dans le petit pavillon, la famille est isolée à la campagne, pas
d’amis, pas de parents. Très froid. La Normandie est humide. Tout est
prioritaire, urgent: les vitres, trouver
le bois de chauffage, l’eau à l’évier, les
chiottes, nettoyer le taudis, le linge des enfants et les draps, le couchage,
se laver, chier ailleurs que dans le petit jardinet qui n’en peut plus des
colombins que tu marches inéluctablement dessus la nuit. Et puis, manger, en
urgence.
Dis-moi: tu fais
quoi? Et puis, il faut réparer les boiseries avant de remettre les vitres, trouver
l’argent pour ce faire. Tu fais quoi? Et pendant que tu feras, même en
travaillant vite, tu fais quoi de tes 39 autres situations?
Seul
l’absentéisme scolaire, en général était
ma mission. Qu’auriez-vous décidé à ma place. Y avait-il urgence, danger
physique? J’ai convaincu le Service de m’investir pendant plus de 15 jours dans
cette urgence. Les samedis et dimanches,
je les consacrais à d’autres jeunes. Mais on ne peut pas tout faire. Le temps
n’est pas élastique.
J’ai la
chance d’être manuel et intellectuel parce qu’en mes années de lycée de seconde
et terminale, je passais tous mes temps de libres à apprendre la plomberie. Et
donc j’ai décidé d’entreprendre les travaux dans le pavillon déglingué. Ne
pouvant tout faire, j’ai «embauché» un collègue éducateur du Service,
Bruno, manuel et intellectuel comme moi
pour remettre l’eau (brasures, robinetteries, écoulements…) pendant que je
renforçais les bois des huisseries pour remplacer les vitres.
Ensuite,
Nicole la psychologue que j’avais intéressée s’est chargée du plâtre et de la
tapisserie, et des rideaux aux fenêtres, et du linge, de la nappe sur la table, et des
draps de lits... Puis j’ai trouvé un copain avec un camion et rapporté des
meubles qu’on m’a donnés pour ré-équiper la famille, une nouvelle machine à
laver d’occasion.
Dans le même
temps, une collègue s’est chargée d’aider la mère à gérer sa situation
financière, lui apprendre à cuisiner. Et, en dernier ressort, j’ai pu remettre
le jeune qui m’était confié à son collège. Mais pendant ce temps, mes autres
situations étaient pour la grande majorité dans la brousse.
5 ans
à ce petit jeu et tu te retrouves en burn-out. Foutu pour des mois et
des mois. Tu déprimes et tu es au fond du trou sans pouvoir trouver une sortie.
Ta vie est vraiment morte pour tout et tous, devenu bon à rien, et tu attends un
peu de reconnaissance pour le travail effectué. Non! De tes réussites? On s’en
fout.
Tu te dis:
on va m’aider à m’en sortir, je suis quelqu’un de valable. C’est plutôt le va
mourir. On t’en veut d’avoir travaillé. D’avoir tout tenté pour sortir des
familles de la merde. Ta façon de travailler et de réussir remettait en cause
toute la faillite programmée de l'éducatif
en milieu ouvert.
Bien
évidemment, tous mes collègues se protégeaient de la déprime. Aujourd’hui
je peux comprendre que certains, qui n’en foutaient pas une rame parlaient en
réunion. Moins tu travaillais, plus tu causais. Du vent. Certains ne faisaient
et ne savaient que parler. On «intellectualisait», on «conceptualisait», on «psychanalysait»
et on peignait la girafe.
Et lorsque
je travaillais en doublure dans une famille, certains usaient du nous pour
expliquer mon travail, devant moi et les collègues, en réunion, sans vergogne
sachant que je ne les démentirais jamais.
Mais, je n’ai
jamais vu bosser ces causeurs. Mais bon. Fallait-il le signaler à la direction?
Bof, la
Direction était bien au courant mais tous, dans le Service, étaient en très
grande dépression.
A t’on
trouvé les solutions adaptées pour mieux fonctionner dans le Service? Jamais.
C’était la démerde complète, totale, l’équipe était trop culpabilisée dans ses
échecs pour pouvoir les surmonter en trouvant des méthodes adaptées. Nous
étions des incapables majeurs. Trop de déprime et trop d’implication.
Mais, bon.
J’ai réalisé des choses extraordinaires et en suis fier et heureux. Pour les
jeunes qui m’étaient confiés.
Pour
Pôle Emploi, il faut d’abord déculpabiliser les agents. Leur dire
qu’ils ne sont pas Dieu le père. Qu’ils auront plus d’échecs que de réussites.
Mais que toutes ces réussites sont magnifiques. Et qu’à chaque jour suffit sa
peine et qu’ils ne sont pas responsables du chômage, de la précarité et de
toute la misère du monde.
Puis,
savoir que dans l’urgence, il est des priorités absolues. Il conviendrait
que Pôle Emploi dégage les priorités pour afficher des objectifs réalisables, sacrifier
les impossibilités.
Remettre
très rapidement à l’emploi les «forte valeur ajoutée» en créant des «équipes
de choc» chargées uniquement de ces cas difficiles qui, répartis entre tous les
agents, plombent tout le système.
Régler
en priorité la situation financière des sans emplois pour éviter d’être
toujours coincé par ces situations humaines catastrophiques créées par la
précarité.
Et puis… et
puis. On demande aux demandeurs d’emploi d’être mobiles. Alors, sans permis de
conduire… Et puis, du boulot, on n’en trouvera pas pour tous. Pourquoi ne pas
demander à certains de s’inscrire comme responsables dans les associations, les
centres culturels?
Pôle
emploi, le plus grand réservoir de compétences que l’on puisse trouver en
France. Des ingénieurs, des informaticiens géniaux, capables, des
psychologues, des mathématiciens, des éducateurs, des infirmiers, des
mécaniciens, des plombiers, des maçons qualifiés…
Alors,
qu’on l’utilise, ce grand réservoir. Certains chômeurs compétents
seraient prêts à travailler bénévolement dans le cadre de Pôle Emploi. Tous y
trouveraient leur compte et se sentiraient utiles… Cette mesure, facile à
mettre en œuvre et ne coûtant pas un kopeck, éviterait que Pôle Emploi ne reste
l’Agence des Missions Impossibles et des déprimes.
Rolando
salue tous les agents de Pôle Emploi qui tentent de bien faire leur boulot.
Merci. Et puis, les chiens aboient et la caravane passe et puis… et puis,
j’aurais eu mauvaise grâce de tirer sur l’ambulance. Parce qu’on ne peut pas
rire de tout et de tous. Amicalement.
Le Vigan ce dimanche 8 juin de l’An de Grâce 2013.
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