dimanche 9 juin 2013

Pôle Emploi, on vous aime !


N’ayant pas la télé et m’en portant bien,  je ne verrai pas l’émission sur les «Infiltrés» à Pôle Emploi,  service que je ne connais pas. Mais, ce n’est pas pour cela que je n’ai rien à en dire. Dans ce texte,  je vous parlerai des situations d’urgence dans le social.

Service éducatif, précarité et chômage. Durant de nombreuses années, j’ai travaillé dans un Service d’Action Educatif en Milieu Ouvert dans lequel la situation d’une quarantaine d’enfants en difficulté m’était confiée. Pratiquement tous les parents étaient sans emploi ou précaires.
A Pôle Emploi, on parle de 200 à 400 cas à s’occuper par agent.  Si on faisait le rapprochement, mes 40 cas n’étaient rien. Détrompez-vous. C’est énorme lorsque vous vous investissez.
J’étais l’éducateur qui avait le plus de situations, les plus délicates, les cas ingérables parce que je vivais seul, aimais mon travail, que j’ai une patience infinie et que je m’estimais capable de reprendre toutes mesures éducatives ratées, étant pointu dans l’abord des «chats sauvages» que l’on me confiait.

Pour mes familles précarisées, j’étais le Bon-Dieu seul apte à les aider. Disons que, par fierté personnelle et par connerie, il faut bien le dire, j’étais le pompier de service qui parvenais toujours à aborder des jeunes souvent dégoutés par tous instituteurs, professeurs et éducateurs de la terre. Et, travailler les soirs et week-ends ne me gênait pas. Et cela m’empêchait de déprimer, ma maîtresse Phonème ne me harcelant malheureusement pas trop.
De plus,  la difficulté d’aborder des situations ingérables, trouver l’argent pour faire manger les enfants, réfléchir comme un joueur de dames ou de qui-perd-gagne, prévoir mes coups à l’avance…  mettre en place mes piégeages, mes cheminements gagnants à tous les coups pour aller à l’abordage de mes vilains canards, tout dans mon travail me plaisait. Alors, quelle satisfaction de réussir là ou tous avaient échoué avant moi.
Et, j'abordais mes jeunes fuyant toute approche comme le portrait en photographie.

Vies entre parenthèses: précarité à tous les étages. Tous les mômes, ados et jeunes majeurs se trouvaient en grande difficulté familiale,  scolaire,  d’apprentissage, quelques uns délinquants et toutes leurs familles en situation d’extrême précarité, tous sans perspective d’avenir ou de se tirer du mauvais pas où la vie les avait déversés. Mes missions étaient  issues de signalements d’Assistantes Sociales, ou de la demande d’un juge des enfants.

Lorsque l’on ne se contente que de faire le suivi demandé, les entretiens sur convocation des parents et de l’enfant, rédiger  les rapports demandés par les services de tutelle, la tâche est aisée. Mais, lorsque des enfants sont en danger moral et physique, lorsqu’il n’y a plus rien dans la gamelle durant de longs jours sans pain dans la famille, l’absentéisme scolaire passe en dernier plan…

L’urgence dans le travail social en situation précaire. Dans ce cas, soit l’éducateur déclare qu’il n’y a pas d’urgence dans le travail social… la plus belle connerie que je n’ai jamais entendu, une ignominie, soit l’éducateur déprime et n’arrive plus à bosser, soit il se démène comme un fou, tentant de colmater les brèches… trouver de quoi manger, au moins pour ce soir… ne pas remettre à  demain.

Je n’ai pas la prétention de parler pour ceux qui travaillent à Pôle Emploi. Mais, si une équipe de journalistes infiltrés s’étaient trouvée dans mon service… je pense que leur vision eut été faussée. En effet, parfois je fonctionnais en faisant mon travail le mieux possible, soit je déprimais et n’arrivais plus à écoper toute la misère du monde dont on m’avait chargé… avec cette impossibilité de pouvoir en parler dans le service, sachant que j’étais celui qui déprimait le moins et qui avait le plus de temps à consacrer à mes jeunes, et parfois je réussissais là où les autres n’arrivaient à rien.

Et toujours cette culpabilité et ce dégoût. Et, quand je regardais la façon de fonctionner de certains collègues, j’étais dégouté. Parce que, souvent, ils étaient mon propre miroir me renvoyant mes incapacités, mes impossibilités, mes lâchetés, ma déprime. Mais on ne pouvait pas faire mieux, sachant qu’on nous demandait de soigner la peste et le choléra avec des cachets d’aspirine.

On nous demandait de réaliser l’impossible. Que certains qui penseraient que je me vante se rassurent. Je n’aime pas les faux modestes. Mais je ne vois pas pourquoi je ne déclarerai pas, honnêtement, qui je suis. C’est ainsi. Et je n’aime pas les vantards. Alors, devrai-je faire le faux modeste? Bon, si vous voulez… ouais, je suis un bourricot, nul, incapable, bête comme mes pieds. C’est ce que vous voulez entendre? Hein? Voilà, c’est fait.

Et ras la casquette des fatigués qui m’en veulent de réussir là ou ils n’arrivent pas.
-Oui, mais toi, tu es doué. Et puis tu es un intellectuel Et tu sais aussi travailler de tes mains.
Quand j’étais jeune, on m’appelait «mécanicien casse-tout».
Que tous ceux qui me jalousent se mettent à démonter pour comprendre et mieux faire et travailler autant que moi. Cela les rendra aussi doué que moi mais avec quelques longueurs de retard. Sans me vanter. Et que les feignants qui croient réussir sans se fouler se rassurent: pour être champion du monde, il faut bosser et souffrir. S’il n’y avait que le pastis, la télé et la chasse dans la vie pour réussir, cela se saurait.

En tant qu’éducateur, nous sommes en permanence débordés, n’ayant ni  suffisamment de temps  ni les moyens pour gérer toutes les situations, et c’est ainsi, alors j’étais obligé de laisser «dans la nature» les cas qui demandaient, à mon sentiment le moins de travail, les situations qui pouvaient se régler aisément,  laissant tomber les cas insolubles de certains adolescents qui pouvaient bien se démerder seuls. Et puis, je n’avais pas d’alternative possible. Tout baser sur la misère, aller à l’essentiel.

Par exemple, le préadolescent en absentéisme scolaire dont le seul parent qui en avait la charge était en train de mourir d’un cancer. Ou encore la mère de famille perdue dans la campagne normande avec 3 enfants, sans aide, complètement démunie, incapable de pourvoir gérer la situation, le garçon refusant la classe, 8 mètres carrés de vitres cassées, plus d’eau à l’évier, plus de quoi se laver, les toilettes bouchées, pas de machine à laver… En plein hiver. Toute la famille en déprime grave sans perspectives de pouvoir un jour s’en sortir… Et rien dans la gamelle.
Ou encore le môme dont le père affectueux mais trop âgé, souvent au bistrot, la mère partie qui vous téléphone, chez-vous pour savoir ce que vous mangez ce midi. Et lui ne mangera peut-être que le soir…
Et puis ce gosse de 11 ans déclaré débile moyen, sa surdité n'ayant jamais été détectée par personne, des instituteurs aux médecins scolaires ou de famille, aux parents, et aux éducateurs de milieu ouvert qui m’ont précédé… Nom de Dieu, je dis qu’heureusement qu’il m’a été confié. Une fois appareillé, il a pu se développer très rapidement.
Et puis encore, le jeune qui apprend que son père n’est pas son géniteur et puis… celui-là qui découvre que son père entretient une autre famille et qu’il a deux autres demi-frère et soeur. Et que cela les rend en colère.

Cet autre pour lequel on se demande s’il n’y aurait pas eu d’attouchement d’un adulte…  Et puis cet autre encore mutique, celui qui vous dit qu’il préfère aller voir un film de guerre que de parler de son père absent…  Et tout à l’avenant.
Et puis cette préadolescente avec qui vous avez monté un vélo, qui est heureuse de le montrer à ses copines. Et le père, pour bien montrer qu’il aime sa fille donne ce putain de vélo à sa gentille maîtresse. Merde encore à la vie…
Et, ainsi de suite une série d’une trentaine de cas tous plus ingérables les uns que les autres, et tout ce petit monde n’aime pas l’école, ni les flics, ni le curé, ni les voisins…

Alors, comment faire pour les 8 mètres carrés de vitres cassées en plein hiver? Il fait froid dans le petit pavillon, la famille est isolée à la campagne, pas d’amis, pas de parents. Très froid. La Normandie est humide. Tout est prioritaire, urgent: les vitres,  trouver le bois de chauffage, l’eau à l’évier, les chiottes, nettoyer le taudis, le linge des enfants et les draps, le couchage, se laver, chier ailleurs que dans le petit jardinet qui n’en peut plus des colombins que tu marches inéluctablement dessus la nuit. Et puis, manger, en urgence.
Dis-moi: tu fais quoi? Et puis, il faut réparer les boiseries avant de remettre les vitres, trouver l’argent pour ce faire. Tu fais quoi? Et pendant que tu feras, même en travaillant vite, tu fais quoi de tes 39 autres situations?

Seul l’absentéisme scolaire, en général  était ma mission. Qu’auriez-vous décidé à ma place. Y avait-il urgence, danger physique? J’ai convaincu le Service de m’investir pendant plus de 15 jours dans cette  urgence. Les samedis et dimanches, je les consacrais à d’autres jeunes. Mais on ne peut pas tout faire. Le temps n’est pas élastique.
J’ai la chance d’être manuel et intellectuel parce qu’en mes années de lycée de seconde et terminale, je passais tous mes temps de libres à apprendre la plomberie. Et donc j’ai décidé d’entreprendre les travaux dans le pavillon déglingué. Ne pouvant tout faire, j’ai «embauché» un collègue éducateur du Service, Bruno,  manuel et intellectuel comme moi pour remettre l’eau (brasures, robinetteries, écoulements…) pendant que je renforçais les bois des huisseries pour remplacer les vitres.

Ensuite, Nicole la psychologue que j’avais intéressée s’est chargée du plâtre et de la tapisserie, et des rideaux aux fenêtres, et  du linge, de la nappe sur la table, et des draps de lits... Puis j’ai trouvé un copain avec un camion et rapporté des meubles qu’on m’a donnés pour ré-équiper la famille, une nouvelle machine à laver d’occasion.
Dans le même temps, une collègue s’est chargée d’aider la mère à gérer sa situation financière, lui apprendre à cuisiner. Et, en dernier ressort, j’ai pu remettre le jeune qui m’était confié à son collège. Mais pendant ce temps, mes autres situations étaient pour la grande majorité dans la brousse.

5 ans à ce petit jeu et tu te retrouves en burn-out. Foutu pour des mois et des mois. Tu déprimes et tu es au fond du trou sans pouvoir trouver une sortie. Ta vie est vraiment morte pour tout et tous, devenu bon à rien, et tu attends un peu de reconnaissance pour le travail effectué. Non! De tes réussites? On s’en fout.
Tu te dis: on va m’aider à m’en sortir, je suis quelqu’un de valable. C’est plutôt le va mourir. On t’en veut d’avoir travaillé. D’avoir tout tenté pour sortir des familles de la merde. Ta façon de travailler et de réussir remettait en cause toute la faillite programmée de l'éducatif en milieu ouvert.

Bien évidemment, tous mes collègues se protégeaient de la déprime. Aujourd’hui je peux comprendre que certains, qui n’en foutaient pas une rame parlaient en réunion. Moins tu travaillais, plus tu causais. Du vent. Certains ne faisaient et ne savaient que parler. On «intellectualisait», on «conceptualisait», on «psychanalysait» et on peignait la girafe.
Et lorsque je travaillais en doublure dans une famille, certains usaient du nous pour expliquer mon travail, devant moi et les collègues, en réunion, sans vergogne sachant que je ne les démentirais jamais.
Mais, je n’ai jamais vu bosser ces causeurs. Mais bon. Fallait-il le signaler à la direction?
Bof, la Direction était bien au courant mais tous, dans le Service, étaient en très grande dépression.

A t’on trouvé les solutions adaptées pour mieux fonctionner dans le Service? Jamais. C’était la démerde complète, totale, l’équipe était trop culpabilisée dans ses échecs pour pouvoir les surmonter en trouvant des méthodes adaptées. Nous étions des incapables majeurs. Trop de déprime et trop d’implication.
Mais, bon. J’ai réalisé des choses extraordinaires et en suis fier et heureux. Pour les jeunes qui m’étaient confiés.

Pour Pôle Emploi, il faut d’abord déculpabiliser les agents. Leur dire qu’ils ne sont pas Dieu le père. Qu’ils auront plus d’échecs que de réussites. Mais que toutes ces réussites sont magnifiques. Et qu’à chaque jour suffit sa peine et qu’ils ne sont pas responsables du chômage, de la précarité et de toute la misère du monde.
Puis, savoir que dans l’urgence, il est des priorités absolues. Il conviendrait que Pôle Emploi dégage les priorités pour afficher des objectifs réalisables, sacrifier les impossibilités.
Remettre très rapidement à l’emploi les «forte valeur ajoutée» en créant des «équipes de choc» chargées uniquement de ces cas difficiles qui, répartis entre tous les agents, plombent tout le système.
Régler en priorité la situation financière des sans emplois pour éviter d’être toujours coincé par ces situations humaines catastrophiques créées par la précarité.
Et puis… et puis. On demande aux demandeurs d’emploi d’être mobiles. Alors, sans permis de conduire… Et puis, du boulot, on n’en trouvera pas pour tous. Pourquoi ne pas demander à certains de s’inscrire comme responsables dans les associations, les centres culturels?

Pôle emploi, le plus grand réservoir de compétences que l’on puisse trouver en France. Des ingénieurs, des informaticiens géniaux, capables, des psychologues, des mathématiciens, des éducateurs, des infirmiers, des mécaniciens, des plombiers, des maçons qualifiés…
Alors, qu’on l’utilise, ce grand réservoir. Certains chômeurs compétents seraient prêts à travailler bénévolement dans le cadre de Pôle Emploi. Tous y trouveraient leur compte et se sentiraient utiles… Cette mesure, facile à mettre en œuvre et ne coûtant pas un kopeck, éviterait que Pôle Emploi ne reste l’Agence des Missions Impossibles et des déprimes.

Rolando salue tous les agents de Pôle Emploi qui tentent de bien faire leur boulot. Merci. Et puis, les chiens aboient et la caravane passe et puis… et puis, j’aurais eu mauvaise grâce de tirer sur l’ambulance. Parce qu’on ne peut pas rire de tout et de tous. Amicalement.

Le Vigan ce dimanche 8 juin de l’An de Grâce 2013.

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